
Les dangers du mariage entre politique et divertissement
Le premier secrétaire du Parti socialiste, Lionel Jospin, qui chante « Les Feuilles mortes » chez Patrick Sébastien ; le ministre de la culture, Jack Lang, invité de « Tournez manège » ; Thierry Ardisson qui demande à l’ancien premier ministre Michel Rocard si « sucer c’est tromper » ; l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing sur le plateau du « Grand Journal » ; ou encore l’ancien président de l’UMP, Jean-François Copé, qui s’est allongé hier sur le divan de Marc-Olivier Fogiel…
Les responsables de droite comme de gauche n’ont pas attendu Manuel Valls pour préférer aux JT ou aux émissions politiques classiques des genres télévisuels plus légers. Mais ce dernier est en réalité le premier chef de gouvernement à accepter de participer à l’émission « On n’est pas couché » (ONPC), grand-messe médiatique mêlant divertissement et débat politique, animée par Laurent Ruquier et diffusée samedi 16 janvier sur France 2. Avant cette intervention, Manuel Valls était présent sur le plateau du Petit Journal le 24 novembre dernier, quelques jours après les attentats de Paris et de Saint-Denis. Cette incursion, qui avait pour but d’atteindre de nouveaux publics, était là encore une nouveauté, puisqu’aucun Premier ministre n’avait encore participé à cette émission très prisée des 15-25 ans.
Pour Manuel Valls, la communication, en plus d’être permanente (aux émissions de radio et de télévision s’ajoutent les séances de questions d’actualité à l’Assemblée), doit être « omnicibles ». Et avec une offre médiatique qui s’est à la fois multipliée et diversifiée, parler à tous, c’est aujourd’hui parler partout. Ce n’est pas sans rappeler un certain Nicolas Sarkozy en route pour l’élection présidentielle de 2007. L’époque de Jacques Pilhan (le communicant de François Mitterrand puis de Jacques Chirac), synonyme de rareté de parole, est bel et bien révolue.
Des avantages évidents…
En participant à ONPC le Premier ministre fait le choix d’échapper aux émissions dites classiques qui mettent face à face des hommes et femmes politiques au profit d’une émission d’« infotainment » de grande audience. Sur le plateau de Laurent Ruquier, le monde des lettres et des arts complète celui de la politique (l’académicien Jean d’Ormesson, l’acteur Gérard Darmon, l’auteur Patrick Rambaud, la réalisatrice Eva Husson ou encore l’humoriste Jérémy Ferrari étaient présents). Cela a permis de susciter la curiosité dès l’annonce de sa participation à l’émission. Et le pari est gagné en termes quantitatifs. France 2 a connu un record à la fois d’audience (2,1 millions de téléspectateurs) et de part d’audience (29,1%) depuis un an. Sur les réseaux également, l’émission a su faire réagir : avec 50.315 tweets pour la soirée (entre 23h et 3h15), le hashtag #ONPC a enregistré l’un de ses meilleurs scores d’engagement.
Sur le fond, l’intervention de Manuel Valls a été une occasion pour lui de montrer qu’il est capable de garder son sang-froid quand il le souhaite. Cette émission se nourrit régulièrement de clashs, d’attaques, et autres « coups de gueule », comme le départ anticipé de Jacques Attali il y a déjà quelques saisons. Le défi de l’invité est celui de répondre à une multitude de questions sans déraper, qu’il s’agisse de la désormais célèbre « race blanche » de Nadine Morano ou du plus personnel comme le non moins remarqué « ça me fait chier de parler à quelqu’un d’aussi con » de Caroline Fourest adressé à Aymeric Caron en mai dernier. Attaqué par l’académicien Jean d’Ormesson, chahuté par l’humoriste Jérémy Ferrari, Manuel Valls a su rester calme et souriant.
…et des risques non moins évidents
Nous l’aurons compris chez Manuel Valls, le cadre est donc tout aussi important que le fond. Pari parfois périlleux, car il ne va pas sans dire que le risque d’erreur est proportionnel au degré d’exposition de l’intéressé. Poussé à la spontanéité par Jeremy Ferrari qui lui demande « Parce qu’il n’est pas élu, Ali Bongo? », Manuel Valls rétorque « Non… Pas comme on l’entend ». Conséquence, dès le lendemain de la diffusion, le Gabon rappelle son ambassadeur en France pour consultation. En se laissant aller à parler de politique internationale dans une émission d’abord consacrée au divertissement, le premier Ministre a donc commis un impair diplomatique dont il aurait pu faire l’économie dans un contexte international tendu. Stéphane Le Foll, qui est intervenu quelques mois auparavant, n’était pas plus pas sorti grandi de l’exercice sur la question du chômage.
Le fond encore. La multiplication des interventions du Premier ministre entraîne inévitablement un risque de dilution des messages et contribue certainement à vider la parole politique de son sens. Car à multiplier une parole fragmentée entre les cibles, la force des messages se réduit comme une peau de chagrin. Depuis la rentrée de septembre, le chef du Gouvernement en est déjà à sa 25e intervention dans une émission radio-télé. Une omniprésence qui ne s’est pourtant pas traduite par en points de popularité dans les sondages.
Le fond toujours. Manuel Valls le sait, bientôt tout l’espace médiatique va être occupé par et pour François Hollande dans les semaines qui viennent et il ne souhaite pas se « filloniser ». Mais il ne s’agit pas seulement de se distinguer du Président. En effet, il peut craindre que son profil de réformateur soit en partie gommé par un succès médiatique et sondagier qu’Emmanuel Macron a construit sur le terrain des idées.
Le fond enfin. En acceptant de dialoguer avec des artistes, écrivains et humoristes, le Premier ministre donne une image de proximité et d’ouverture mais il participe à la discréditation de sa fonction et ne contribue pas à restaurer la primauté du politique.
Pourtant pratiqué depuis des années, le genre reste donc nouveau et peu maîtrisé en France. Nous sommes loin des plaisanteries de Barack Obama sur le plateau de Jerry Seinfeld… Mais le jeu de la modernité et de l’« infotainment » a ses limites que les hommes politiques, surtout lorsqu’ils sont aux responsabilités, auraient intérêt à prendre en compte.