
Affaire Kerviel : y-a-t-il un gagnant ?
Que ce soit dans les médias ou dans l’opinion publique, le verdict condamnant Jérôme Kerviel à 3 ans de prison ferme et à rembourser à la Société Générale l’intégralité de ses pertes, soit 4,9 M€, a suscité des commentaires passionnés et créé une vraie polémique. Celle-ci est en train de retomber et il devient possible de dresser un premier bilan et de se demander qui sort vainqueur de la controverse. Mais au point atteint par le débat public, y-a-t-il encore un gagnant ?
A première vue, le grand perdant, c’est Jérôme Kerviel. La lourde peine qui lui a été infligée, en plus du délit réel qu’elle sanctionne, rappelle le danger de vouloir jouer sur l’opinion publique pour influencer la décision du Tribunal. Favorisée par une attention médiatique forte et un contexte de crise abrasif pour les banques, la stratégie de communication de Jérôme Kerviel s’est attachée à lui donner une image de victime d’un système dont l’emballement aurait été, si ce n’est voulu, au moins favorisé par la Banque. Le thème a bien fonctionné : Kerviel représentait le salarié de base face à son employeur, le citoyen lambda face au système bancaire : David contre Goliath. Mais, cette communication trop intense, cette starisation médiatique, après s’être émoussées dans l’attente de l’audience, au fil des changements d’avocats et des déclarations contradictoires de l’intéressé, a manifestement irrité le Tribunal. Avant de se révéler contradictoire avec le discours de sa défense devant les juges. Comment Kerviel pouvait-il espérer se faire reconnaître comme la victime obscure d’un système qui serait devenu fou, alors qu’il avait jusqu’alors individualisé sa posture de quasi Robin des bois, à outrance, à travers une communication très médiatique ? Paradoxalement, l’issue du procès est favorable à son image: il redevient le martyr qu’il voulait incarner, mais cela n’allège en rien la lourdeur de sa peine.
De l’autre côté, la Société Générale, grande gagnante du verdict sur le plan juridique, n’en a tiré aucun bénéfice en termes d’image. Bien au contraire, loin d’éteindre la polémique sur la responsabilité de l’entreprise dans les dérives de son salarié, il l’a relancée. En ne reconnaissant pas sa part de dysfonctionnement dans les agissements de son trader, bien que l’ensemble de la hiérarchie concernée ait quitté l’entreprise dans les mois qui ont suivi la découverte du sinistre, la Banque a perdu les effets de deux ans de communication pour restaurer sa réputation. Son erreur est également d’avoir demandé la réparation intégrale du préjudice subi alors qu’elle savait pertinemment que c’était une charge impossible à supporter à l’échelle d’un individu. De plus, publié au lendemain du verdict, le livre d’Hugues Le Bret, ancien dircom de la Société Générale, évoque de manière cinglante l’« aveuglement progressif de toute une équipe », et redistribue ainsi les responsabilités. Enfin, si la crise financière est passée, la crise économique demeure, et l’opinion publique reste sensible aux affaires impliquant les banques. Dans ce contexte sensible, la « découverte » de la déduction fiscale de 1,7 milliard € obtenue par le Société Générale, en raison des pertes reprochées à Jérôme Kerviel, a avivé le sentiment d’injustice. Ainsi, aujourd’hui la Société Générale est affaiblie par la bataille médiatique qui a suivi le verdict.
Mais il y a un troisième perdant, rarement cité et dont pourtant l’image ne ressort pas renforcée du procès. C’est son acteur principal : la Justice. Un procès ne sert pas seulement à régler un litige entre deux personnes privées. Il doit avoir une valeur d’exemplarité à l’égard de la société toute entière. Or la condamnation a été mal comprise – pour ne pas dire contestée – par l’opinion publique, qui la considère à la fois excessive pour Jérôme Kerviel et indulgente pour la Société Générale. Ce jugement, qui ne retenait que la responsabilité, délictuelle et individuelle, de Kerviel sans l’atténuer par celle, professionnelle et collective, de la Banque, s’est avéré inaudible. En n’ayant pas pu ou pas voulu atténuer le montant des sommes à rembourser par la prise en compte des dysfonctionnements manifestes de l’entreprise, les juges ont créé un sentiment au mieux d’incompréhension et très souvent d’inéquité. Ils n’ont pas réussi, à travers les débats puis leur jugement, à faire la pédagogie de leur décision, fragilisant un peu plus la confiance de l’opinion publique envers la Justice, confortant ainsi dans leurs certitudes tous ceux qui pensent que la Justice est plus sensible aux grands intérêts économiques qu’à la situation des individus isolés.
Si Jérôme Kerviel est le perdant le plus évident de l’affaire éponyme, la réputation de la Société Générale et l’image de la Justice française n’en sortent pas indemnes. Une illustration inattendue mais dévastatrice du « perdant-perdant » !