La « génération sacrifiée » et les médias
Mercredi 14 octobre, lors de sa prise de parole à la télévision, le Président Emmanuel Macron a parlé de « sacrifices terribles » au regard de la situation vécue par les plus jeunes dans les métropoles concernées par le couvre-feu (voir extrait du de l’intervention ici).
Dès le lendemain, de nombreux journaux ont repris cette affirmation du Président de la République, titrant pour l’Opinion : « Pandémie : le procès de la «génération sacrifiée», pour La Tribune « Coronavirus : les jeunes se vivent comme la génération sacrifiée de la crise ». Le Parisien a lui choisi l’angle de la consternation chez les jeunes, qui selon le quotidien sont bien décidés à ne pas laisser le couvre-feu gâcher leurs soirées étudiantes (voir article ici)… Enfin Libération a choisi de consacrer sa Une aux effets du couvre-feu, avec une première page teinté de désespoir qui classe les jeunes comme les premières victimes de ce durcissement des règles de la vie sociale.
Face à ce nouveau concept de « génération sacrifiée » repris à satiété par les médias et les réseaux sociaux, et qui indéniablement aura été le buzz de la semaine, prenons le temps de poser les bonnes questions et de remettre en perspective les rôles attribués dans cette histoire aux jeunes : victimes expiatoires ou acteurs potentiels.
C’est dur pour les jeunes mais ils ne sont pas les seuls à souffrir loin s’en faut :
– pensons à tous ces restaurateurs ou autres entrepreneurs qui vont faire faillite et voir le travail d’une vie ruinée, sans espoir de pouvoir recommencer, ou à tous les professionnels de la culture et de l’événementiel dont les activités vont être paralysées pour la seconde fois en quelques mois,
– pensons à ces personnes âgées malades qui se disent qu’elles vont mourir sans être ressorties ou sans avoir revu leur famille : qui souffre le plus, un jeune qui pendant plusieurs semaines voire mois, voit la construction de sa vie sociale, amoureuse, gelée ou un ancien qui meurt isolé dans son Ehpad ?
– sans même aller jusque-là, il n’y a pas que les jeunes qui aiment sortir et se distraire, et pensons à ces grands-parents qui vivent seuls et attendent avec impatience les vacances scolaires pour accueillir leurs petits-enfants et ne pourront pas le faire pour cause de mesures barrière,
– enfin quand on ose parler de génération sacrifiée, pensons aux jeunes qui avaient 18 ans ou plus en 1914, pensons à ceux qui mobilisés en 1938 sont ressortis des camps de prisonniers allemands en 1945, rappelons aussi le sort de ceux qui ont fait 36 mois de service militaire en Algérie entre 1956 et 1962.
Considérer que la Covid-19 ne concerne pas les jeunes et est un problème de « vieux » est en outre erroné pour au moins 4 raisons :
– parmi les jeunes contaminés, certains ne sont pas asymptomatiques et souffrent beaucoup pendant et après : nombreux sont ceux qui 6 mois après avoir été atteints n’ont toujours pas retrouvé le goût ou l’odorat !
– si les hôpitaux sont remplis de personnes âgées atteintes de la Covid-19, il n’y aura plus de lits pour accueillir les autres malades, les opérations seront retardées et les maladies ordinaires moins bien soignées, c’est ce qui s’est passé pendant le confinement pour les traitements de longue durée mais il y a aussi les urgences hors Covid-19, accidents, crise cardiaque, AVC… qui frappent toutes les générations indistinctement,
– il n’y aura pas de reprise sérieuse et durable de l’activité économique tant que l’épidémie perdurera de manière non maîtrisée, donc pas de réduction du chômage des jeunes tant qu’on n’a pas repris le contrôle de la situation sanitaire,
– si on ne réduit pas rapidement la chaîne des contaminations, viendra le temps où il faudra fermer les établissements scolaires et universitaires avec toutes les conséquences désastreuses que cela pourra avoir pour le développement intellectuel et social des intéressés. Après les 3 mois d’arrêt au printemps dernier, on pourra alors parler à juste titre de génération sacrifiée. Durablement et peut-être même de manière irréversible. Faut-il, pour pouvoir continuer à boire des bières en groupe le soir, prendre ce risque ?
Il est de l’intérêt de tous que l’épidémie s’arrête et pour cela chacun doit faire un effort, il faut accepter de réduire un temps la vie sociale et notamment ses formes les plus dangereuses en termes de contamination. Et de ce point de vue, il n’est pas nécessaire d’être médecin pour comprendre que, contrairement à ce que les médias nous serinent, on risque moins dans les transports en commun, où quasiment tout le monde porte un masque et personne ne se parle, qu’assis pendant plusieurs heures dans un café à moins d’un mètre les uns des autres et sans masque en parlant fort à cause du bruit environnant. Et il est clair qu’il est plus facile de maîtriser les risques dans l’entreprise, en s’organisant, que dans une réunion familiale.
Bref, il serait temps que les médias et tous ceux à qui ils donnent la parole remettent les enjeux en perspective, les contextualisent, au lieu d’aller là où souffle le vent. Et d’admettre que sans un minimum de solidarité collective, et notamment intergénérationnelle, il n’y a pas de vie en société possible.