L’incendie de Rouen : crise environnementale et sanitaire, la communication publique en échec permanent
La manifestation qui a réuni de 2 000 à 4 000 personnes (selon les sources) mardi à Rouen entre la Préfecture et le Palais de Justice pour dénoncer l’insuffisance des informations fournies par les pouvoirs publics sur les conséquences de l’incendie de l’usine de Lubrizol signe l’échec de la communication gouvernementale. Un échec qui s’ajoute à une longue série de constats identiques face à des crises de même nature et conduit à se demander s’il est possible pour les pouvoirs publics de communiquer efficacement dans de tels cas.
Ceux-ci n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts pour rassurer les citoyens et en premier lieu les habitants de la métropole de Rouen. Un déplacement du Premier ministre, qui lui a notamment permis d’assurer que la transparence serait totale, la visite sur place de cinq des principaux ministres, des conférences de presse à répétition du Préfet, de multiples communiqués, notamment de l’agence régionale de santé, n’ont pas empêché le développement d’une polémique de plus en plus virulente : les pouvoirs publics ne diraient pas tout, une mise en cause propice à la diffusion de rumeurs et même de « fake news » avérées, les réseaux sociaux jouant pleinement leur rôle de déclencheur puis d’amplificateur.
Syndrome du nuage de Tchernobyl
La première difficulté dans une situation de ce type tient à la double volonté, qui est généralement celle des pouvoirs publics dans de telles circonstances, de rassurer les populations concernées et en même temps d’appliquer le principe de précaution. Celui-ci conduit à prendre des mesures de sauvegarde qui semblent nécessairement accréditer l’existence de véritables risques. Comment concilier le discours rassurant du préfet dans les premières heures de la catastrophe, « le nuage n’est pas toxique », et une succession de mesures préventives dont l’annonce est étalée dans le temps : fermeture des écoles puis interdiction des récoltes dans les champs et jardins comme de la collecte du lait ? Comment faire comprendre qu’il n’y a pas nécessairement contradiction entre dire qu’il n’y a pas de danger et prendre des dispositions de précaution telles que recommander de porter des gants lors des opérations de nettoyage ou d’empêcher les enfants de toucher la suie ?
Plus on renforce celles-ci et plus le doute s’installe quant à la sincérité de la première affirmation. « On nous cache quelque chose », devient un leitmotiv et la source d’inquiétudes croissantes.
Le syndrome du nuage de Tchernobyl s’arrêtant aux frontières belges et allemandes et réapparaissant au-delà des Pyrénées n’a pas fini d’alimenter un contexte propice à la défiance générale à l’égard de la parole publique et à la diffusion de rumeurs alarmistes en période de crise.
On peut se demander si le choix du gouvernement d’envoyer les ministres en ordre dispersé, jour après jour, n’a pas été une erreur. Sans doute voulait-on occuper le terrain mais on a surtout entretenu le débat et ravivé les interrogations. Ce faisant, on a également dévalorisé la parole du Préfet et mis celui-ci dans la situation d’être responsable sans être totalement en charge. De même, il aurait mieux valu prendre et annoncer d’emblée les mesures les plus larges quitte à les alléger ensuite par étapes plutôt que de faire l’inverse, ce qui a entretenu l’idée d’une prise de conscience progressive par les autorités de conséquences plus graves qu’initialement annoncé. Cela d’autant plus qu’il y avait par définition un écart manifeste entre les messages de réassurance des pouvoirs publics et la réalité physique constatée sur le terrain. Comment persuader une mère de famille dont les enfants toussent ou sont victimes de malaises, ou un riverain dont le jardin est noir de suie ou qui découvre des cadavres d’abeilles en grand nombre qu’il n’y a pas de danger ?
Manque d’empathie
La deuxième difficulté tient à l’irréductible écart entre l’exigence de l’opinion publique, relayée et amplifiée par les médias, de tout savoir tout de suite sur les causes comme sur les conséquences du sinistre et le temps nécessaire pour comprendre les premières et déterminer les secondes. Sur les causes, les pouvoirs publics peuvent s’abriter derrière une réponse éprouvée, « la justice est saisie, laissons se dérouler l’enquête ». Mais sur les conséquences, comment faire admettre que le temps des experts et des scientifiques n’est pas celui des médias ? Qu’opposer à des parents qui s’inquiètent pour la santé de leurs enfants ? Comment éviter les phénomènes de panique qui peuvent rapidement devenir viraux.
De ce point de vue, le discours des pouvoirs publics a sans doute manqué d’empathie. Vouloir rester à un niveau très technique et rationnel a été une erreur. Alors que l’on n’était pas en capacité de répondre de manière détaillée à toutes les interrogations des habitants de Rouen, il aurait fallu avant tout reconnaître leur inquiétude, accepter de l’entendre, et d’y répondre autrement que par des réassurances de principe. A cet égard on pourra s’étonner qu’il ait fallu attendre le 7ème jour pour que le Gouvernement annonce la mise en place d’un numéro vert permettant de répondre directement aux questions des habitants. La distribution d’un document officiel dans les boîtes aux lettres ou à la sortie des écoles expliquant les mesures prises et surtout les précautions à observer aurait pu contribuer à témoigner de ce souci de répondre aux inquiétudes et recréer un début de confiance vis-à-vis de l’action publique.
Dans un même élan technocratique, l’Etat a tardé à s’appuyer sur les élus locaux, notamment les maires, dont on a vu certains relayer les critiques de leurs administrés et, participer parfois activement, à la polémique. Les maires sont pourtant les premiers à mobiliser et à associer à l’action publique en cas de crise, comme on l’a vu l’hiver dernier lors de la crise des gilets jaune.
Frustration et colère
La troisième difficulté a été en l’espèce plus circonstancielle et va à l’encontre de tout ce que l’on apprend en matière de communication de crise.
On dit en règle générale qu’une crise chasse l’autre et de fait le décès de l’ancien Président de la République puis ses funérailles ont largement occupé l’espace médiatique à partir du jeudi soir, reléguant au second plan le sinistre de Rouen. Avec un effet inattendu : faire naître et nourrir le sentiment dans la métropole que le sommet de l’Etat a été trop pris par l’hommage national à Jacques Chirac pour se préoccuper de ce qui se passait à Rouen. Une frustration qui a rapidement tournée en une colère fortement médiatisée à partir de mardi une fois passé le temps des cérémonies officielles et des hommages.
Il est très difficile de redresser rapidement une communication de crise mal engagée et les pouvoirs publics n’ont plus beaucoup d’autres solutions que de laisser le temps faire son œuvre. Mais il est clair que cette crise laissera des traces profondes, renforcera la perte de crédibilité de la parole publique et rendra de ce fait encore plus délicate la gestion des prochaines crises.