Notre regard sur… la sortie du Grand Débat National
En un peu plus de 50′, Emmanuel Macron a présenté aux 320 journalistes réunis dans la salle des fêtes restaurée de l’Elysée, et à travers eux aux Français, les conclusions qu’il a tirées du Grand Débat National. Il a annoncé toute une série de mesures dans des domaines très variés, allant des institutions au pouvoir d’achat des classes moyennes et des familles monoparentales, en passant par la fiscalité, les services publics et la haute fonction publique, l’éducation, la dépendance, pour terminer sur la nécessaire refondation de l’Europe. Il a ainsi dressé un programme de travail plus que conséquent pour le Gouvernement, le législateur, les partenaires sociaux, les associations… et même les Français appelés à participer à un Conseil des Citoyens.
Il est évident que ces annonces ne convaincront pas les gilets jaunes, encore mobilisés, de renoncer à leurs actions revendicatives du samedi. Et il est encore trop tôt pour savoir si elles permettront de réduire significativement le soutien dont ils disposent encore dans une partie non négligeable de l’opinion publique. En revanche, ce que révèlent la diversité et la nature même de ces mesures permet de dresser un premier bilan d’une démarche de dialogue et de communication sans précédent sous la République.
Annoncé par le Président de la République le 10 décembre, en même temps que dix milliards de mesures sociales diverses, le Grand Débat National a eu dans un premier temps le mérite incontestable d’offrir une alternative à la contestation par la manifestation, en donnant à chacun la possibilité de s’exprimer, d’ouvrir des perspectives d’évolution à terme et donc de faire redescendre la tension. Il a constitué pour l’exécutif le moyen de reprendre la maîtrise du calendrier et la direction du débat public.
Il a dans un second temps permis au Président, dont l’image et la crédibilité s’étaient fortement dégradées depuis le mois de juillet, de les rétablir au moins en partie. Par l’intensité de son engagement personnel (près de 70 h de réunion, dans toutes les régions de France, avec des auditoires divers, des élus surtout mais aussi des jeunes, des vieux, des femmes, des handicapés, des chefs d’entreprise…), par l’affirmation de ses incontestables qualités de débatteur, comme de sa capacité à répondre aux questions les plus variées, des plus larges aux plus précises, par sa résistance physique. Il est plus que jamais apparu « hors-normes », ainsi qu’il l’a été depuis son entrée en politique. Le Grand Débat a enfin, il faut le souligner, remis au cœur de la vie collective les élus locaux, notamment les maires, qui sont plus que jamais apparus comme les intermédiaires incontournables de notre vie collective.
Mais, en même temps, le déroulement du Grand Débat a eu au moins trois effets pervers.
En premier lieu, il a fortement atténué la portée et l’effet des dix milliards « accordés » le 10 décembre en dix minutes. Puisque ces mesures n’étaient que le prélude à un large débat ouvert à tous les Français, s’est vite imposée l’idée qu’il y en aurait d’autres. Nécessairement. De même que tout le monde avait oublié le 10 décembre les réelles concessions faites par l’exécutif quelques jours auparavant, le 1er décembre, sur la taxe anti-carbone et ses mesures d’accompagnement, une large partie des discussions s’est polarisée, dès l’ouverture du Grand Débat le 15 janvier, sur ce qu’il restait à faire en euros sonnants et trébuchants pour recréer le consensus social. Sans qu’un chiffrage précis des nouvelles mesures annoncées par Emmanuel Macron soit encore disponible, il paraît d’ailleurs certain que le cap des dix milliards annuels sera largement franchi.
En outre, s’il a abaissé les tensions et contribué à l’affaiblissement progressif du mouvement des gilets jaunes, le nombre des manifestants du samedi recensés par le ministère de l’intérieur passant de plus de 300 000 le 17 novembre pour l’acte 1 à environ 30 000 pour l’acte 23, il en a néanmoins favorisé la persistance. Les rassemblements, plus ou moins violents, selon les semaines et les villes, ont été autant de réponses au Grand Débat à la fois pour en refuser le principe et pour faire pression sur ses conclusions, pour pousser le Gouvernement à « lâcher plus ».
Mais surtout la manière même dont le Grand Débat a été mené, à partir de questions sur des sujets très larges et non de propositions concrètes et précises, n’a pas permis de faire émerger un consensus clair sur les réformes à engager. D’où le caractère très particulier de l’exercice de communication du 25 avril : les Français se sont mobilisés en grand nombre pour participer au débat, près de deux millions de contributions, des milliers de réunions en trois mois et ils ont été conviés au bout de 3 mois et 10 jours à écouter les conclusions que le Président, et lui seul, en a tiré. Depuis des semaines, les membres du Gouvernement, les représentants de la majorité parlementaire, sans parler des médias et des commentateurs, renvoyaient d’ailleurs inlassablement aux décisions à venir du Président. Cette antinomie entre le processus même du débat et la manière dont en sont tirées les conclusions était à notre sens un des traits marquants de la conférence de presse. Elle se traduisait notamment par le nombre très élevé de fois où le Président a dit « je » ou « je veux »…
Jamais sans doute sous la Vème République, sauf peut-être sur le dossier algérien, l’hyper-présidentialisation n’aura été aussi marquée. Ce qui est à la fois paradoxal et risqué.
Paradoxal parce que la remise en cause de la verticalité excessive du pouvoir est un des ressorts profonds du malaise actuel. S’il y a un point qui suscite un consensus large, c’est bien celui-ci.
Risqué parce que le Président est seul face à ses concitoyens, cette personnalisation totale générant dans une partie de l’opinion, certes encore très minoritaire, une hostilité, une haine également sans précédent qui peuvent conduire à des débordements incontrôlés et incontrôlables.